Un jugement du 13 septembre 2023 (rôle n° 23A1081) du juge de paix du canton d’Uccle écarte le moratoire hivernal pour l’expulsions des locataires.
Le moratoire figure au nouvel article 233duodecies du Code du logement bruxellois, selon lequel :
« …aucune expulsion d’un logement ayant fait l’objet d’un bail d’habitation (…) ne peut être exécutée du 1er novembre au 15 mars de l’année suivante. »
Le moratoire est arrêté par une ordonnance bruxelloise du 22 juin 2023.
Or l’article 9 de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises permet au juge de contrôler la constitutionnalité des ordonnances.
Le juge de paix d’Uccle ne s’en est pas privé, et son jugement est convaincant ; jugez-en ci-dessous :
« L’article 11 de la Constitution stipule que la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination.
La section législation du Conseil d’État, dans son avis sur le projet d’ordonnance insérant dans le Code Bruxellois du Logement les règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires et modifiant les moyens affectés par et au profit du Fonds budgétaire de solidarité, a clairement énoncé :
‘Dans la mesure où il interdit temporairement l’expulsion d’un locataire qui ne remplit pas ses obligations, le régime en projet constitue une ingérence dans le droit de propriété du bailleur. Une telle ingérence dans le droit de propriété doit réaliser un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la protection du droit au respect des biens.
Il faut qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. Dans la mesure où le régime en projet rend temporairement impossible l’exécution d’un jugement d’expulsion, il implique également une restriction du droit d’accès au juge. En effet, ce droit comprend également le droit d’exécuter des décisions judiciaires définitives.’
Pour conclure :
‘Force est de conclure que, dans la mesure où l’article 233duodecies en projet prévoit une interdiction des expulsions au cours de la période comprise entre le 1er novembre et le 15 mars de l’année suivante, le régime en projet ne ménage pas un juste équilibre entre, d’une part, les intérêts du locataire d’un bien immeuble dont l’expulsion est suspendue et, d’autre part, les intérêts de propriétaire-bailleur, de sorte que cette mesure constitue une restriction excessive et au respect des biens du second.’
Le Juge de Paix estime établi que l’article 223duodecies C.B.L., en ne retenant que trois cas spécifiques pour échapper au moratoire hivernal est discriminatoire.
L’article 5.69 C.C. consacre le principe de la convention-loi précisant que le contrat valablement formé tient lieu de loi à ceux-qui l’ont fait, l’article 5.73 C.C. ajoutant que le contrat doit être exécuté de bonne foi.
En ne permettant pas d’expulsion entre le 1er novembre et le 15 mars de l’année suivante, même dans le cas où certains contrats de bail ont correctement pris fin, conformément aux règles édictées par le C.B.L., ou suite à des accords transactionnels conclu entre les parties permettant l’expulsion, ou suite à un non-respect flagrant, récurrent et soutenu de son obligation de paiement de loyers, la non-conclusion d’une assurance couvrant sa responsabilité, etc., le législateur Bruxellois rompt le juste équilibre entre les intérêts des parties concernées.
Le Juge de Paix estime, dans ces conditions, que, dans ce cas spécifique, il peut déroger au moratoire hivernal et permet l’expulsion durant cette période. »
Il faut dire que, dans cette espèce, les locataires l’avaient un peu cherché : ils accumulaient un arriéré de loyers de 28.708,50 €, le loyer mensuel étant de 1.677,50 € …
Un autre élément intéressant du jugement :
Les locataires opposaient que le loyer était supérieur à la grille de loyers fixée par la Région de Bruxelles-Capitale.
Le juge de paix fait litière de l’argument : « Cette grille n’est qu’un instrument mais n’oblige en rien les parties à en tenir compte et n’entraîne ni la nullité du contrat de bail ni la réduction du loyer. »
Le juge de paix a raison (art. 225 du Code du logement bruxellois).
Les locataires ne s’en sortent cependant pas si mal.
En effet, le juge relève que les locataires disposeront de fonds puisqu’ils détiennent des droits indivis dans un immeuble qui fait l’objet d’une adjudication publique.
Le juge décide alors :
« L’arriéré locatif non contesté, constitue, dès lors, une violation grave des obligations du locataire, pouvant justifier la résolution du bail aux torts de ce dernier et justifie, en l’occurrence, vu le montant très important des arriérés, la résolution du contrat de bail aux torts de la partie défenderesse est une décision proportionnée.
Le Juge de Paix tient compte des effets de sa décision sur le droit du logement du preneur, étant, cependant, entendu qu’il n’appartient pas au bailleur privé de pallier les manquements du bailleur du secteur public. »
Aussi, le juge prononce la résolution du bail mais autorise les locataires à payer leur dette le 31 octobre 2023 « à défaut de quoi le contrat sera réputé résolu aux torts de la partie défenderesse et la partie demanderesse pourra la faire expulser même durant le moratoire hivernal. »
Ce n’est pas la première fois qu’un juge manifeste sa désapprobation à l’égard du moratoire hivernal.
La juge de paix d’Ixelles a, elle aussi, écarté l’article 233duodecies mais au motif de ce qu’il porte atteinte aux droits garanties par le protocole additionnel de la C.E.D.H.
Les avocats qui s’intéressent à la question recevront un exposé des différentes jurisprudences en la matière lors d’un exposé de la Commission droit immobilier de l’Ordre français du Barreau de Bruxelles le 5 février 2024 à midi, dans la salle Popelin.
Terminons en précisant que l’ordonnance bruxelloise du 22 juin 2023 contient d’autres dispositions pas plus fameuses que le moratoire.
Plus précisément :
- Le juge ne peut plus prononcer la résolution du bail que si l’arriéré ne peut être apurée dans un délais raisonnables eu égard à la situation des parties,
- Et le juge doit encore constater que la résolution du bail constitue une décision proportionnée au regard des manquements du locataire.
- Toute procédure de recouvrement doit être précédée à peine de nullité de à l’envoi préalable d’une mise en demeure contenant des mentions obligatoires et offrant un délai d’un mois au débiteur pour s’exécuter.
- La requête en résolution de bail ne peut être déposée au greffe qu’après ce délai d’un mois.
- Et si la demande porte sur une expulsion, le délai de comparution est désormais porté à 40 jours.
Bref, tout est fait pour retenir le bailleur et pour que l’arriéré augmente !
L’ordonnance assure-t-elle un équilibre judicieux entre le droit au logement et les droits économiques du bailleur ?
On peut se poser la question et la jurisprudence répondra, puisqu’un contrôle de constitutionnalité existe pour les ordonnances bruxelloises.
Il n’y a aucune raison de croire qu’un locataire déjà défaillant se mettra à payer l’indemnité d’occupation durant le moratoire.
L’ordonnance prévoit la création d’un Fonds budgétaire régional de solidarité chargé de prendre en charge les indemnités d’occupation impayées pendant la trêve hivernale.
Le dette publique de Bruxelles a doublé durant la législature qui s’achève. Est-ce judicieux, dans ces conditions, de mettre les impayés locatifs à charge de la collectivité ?
Le Fonds sera-t-il doté ? rien n’est moins sûr. Son sort est laissé à la prochaine majorité régionale.
Il existe bien sûr des moratoires hivernaux dans d’autres pays, comme en France. Cela n’a jamais paru nécessaire à Bruxelles, jusqu’à présent, parce qu’il n’y a pas de pénurie de logement à Bruxelles.
À un an des élections, le Gouvernement a vu les choses autrement.
Enfin, l’ordonnance tempère le moratoire. Il n’est pas applicable lorsque :
- Le bien loué a déjà été délaissé par le preneur,
- Les parties ont convenu d’un autre délai qui devra être constaté dans le jugement,
- Le juge prolonge ou réduit le moratoire à la demande du bailleur ou du locataire qui justifie de circonstances d’une gravité particulière (notamment les possibilités de reloger le preneur dans des conditions suffisantes respectant l’unité, les ressources financières et les besoins de la famille).
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